LA REPRODUCTION INTERDITE :
ENJEUX NARRATIFS DU TRANSFERT
IDENTITAIRE CHEZ MAGRITTE ET
ANTONIONI
Dominique Nasta1
L’amateur d’art ou le spectateur averti auront sans doute marqué
leur étonnement à la lecture du titre de notre contribution.
Pourquoi tenter un rapprochement entre Magritte et Antonioni ?
Magritte n’appréciait guère le cinéma moderne et souvent élitiste
(les films de Laurel et Hardy et Babette s’en va-t-en guerre figuraient
parmi ses titres préférés), alors qu’Antonioni cite volontiers les noms
de Braque ou de Matisse, mais ne semble pas avoir des affinités particulières avec le surréaliste belge...
La clé de l’exercice comparatif auxquel nous allons nous livrer
dans les pages qui suivent, se trouve dans ce que l’exégète allemand
Ralf Konerssmann a appelé “la visibilité de la pensée”2. Aussi bien
Magritte qu’Antonioni ont en commun cette volonté persistante de
1
2
Professeur à l’Université Libre de Bruxelles.
Cf. R. KONERSSMANN, René Magritte, Die Verbotene Reproduktion Über die
Sichtbarcheit des Denkens, Fisher Verlag, 1991, p. 6-7.
Recherches en communication, n° 8, (1997).
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donner vie à la pensée, à l’univers mental, à travers des images,
statiques ou en mouvement. Mieux encore, les deux créateurs visent la
mise en place d’un véritable univers narratif élaboré avec ces mêmes
images. Un univers peuplé de doubles, de miroirs sans reflet, d’observateurs observés, d’objets dé-familiarisés, de lieux qui gardent la trace
des humains longtemps après leur disparition, en défiant l’espacetemps.
En parcourant l’essai de Konerssmann sur la métaphore conceptuelle chez René Magritte : Sur la visibilité de la pensée, on est frappé
par la grande ressemblance entre la philosophie magrittienne du
double sens et le mécanisme de fonctionnement de la diégèse dans
l’œuvre de Michelangelo Antonioni.
La philosophie du double sens met en scène la normalité
démonstrative de l’image et un langage au sens souvent mystérieux,
voire insidieux. L’on arrive ainsi à une démystification des prototypes
(idées reçues, clichés) qui perturbe un monde aux lois pré-établies.
C’est dans la disposition du visuel et du verbal que s’articule le
savoir narratif, car le spectateur saisit le sens uniquement après avoir
compris le pourquoi d’une énumération de prototypes. Il importe que
le processus d’observation visuelle soit actif et non pas passif et que
les connexions qui amorcent le sens ultime se fassent non seulement
par le montage, mais aussi à l’intérieur des images elles-mêmes, à
l’aide de différents embrayeurs.
Le caractère actif de la démarche d’observation ne se traduit pas
uniquement par la “saisie” d’un sens caché, occulté, faussement
simplifié. Ce processus actif implique la prise en compte d’une expérience que l’on a acquise dans le passé en contemplant le monde réel 1.
Lorsqu’il y a conflit entre le texte (“Ceci n’est pas une Pomme”)
et l’image (“voici une pomme”) chez Magritte, un troisième sens doit
naître, après réflexion. Il s’ensuit que la réflexion de celui qui
contemple devrait donner lieu à plusieurs variantes : ceci est un
mensonge, une invention, la destruction d’une idée reçue, etc.
Entre les mots et la pensée qui conceptualise ces mots, il y a
l’intention d’établir un sens.
Dans Meaning in Film, nous nous attachions à démontrer que la
signification non-naturelle est celle qui exprime le mieux, au niveau
1
Cette problématique a déjà fait l'objet d'une communication que j'ai tenue à
l'occasion du “Colloque Antonioni” organisé par le Festival du Film de Genève en
octobre 1993 et dont le titre était Antonioni et la métaphore conceptuelle.
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visuel, le mélange entre une intention de transformer le sens d’un
objet ou d’une personne et la reconnaissance de cette intention par le
spectateur-récepteur. Une action à signification non-naturelle repose
sur la capacité du public de percevoir mais aussi et surtout de reconnaître une intention au sein de la vision1.
Comment rendre compte de l’utilisation d’une figure de la
pensée au sein d’une narration, fût-elle filmique ou picturale ?
On retrouve, dans les écrits de Magritte comme dans ceux, plus
ponctuels, d’Antonioni, un même souci de voir autrement la réalité, et
donc d’évoquer le mystère, les affinités secrètes qui existent entre des
images au demeurant très, voire trop communes.
Ce qu’ils semblent vouloir transmettre au spectateur-observateur
équivaut à un grand point d’interrogation quant au bien-fondé de la
représentation, de la reproduction imagée de la réalité.
Pour Magritte, comme pour Antonioni, il n’y a pas de reproduction artistique du fait réel, soit-il personnel ou collectif, sans l’intervention de la pensée imagée. Une représentation artistique qui
n’engage pas une tension cognitive, une méditation sur l’être et sur sa
connaissance manifeste du monde, s’avère plate, sans consistance,
sans véritable mystère à décoder.
Selon Magritte, “penser à une image signifie voir une image” et
“la peinture (...) n’est pas orientée par des recherches formelles mais
concerne la pensée, exclusivement par son manque de solution avec le
monde et son mystère”2. Dans une interview télévisée de 1966, il
déclarait :
Toute chose visible cache autre chose de visible (à propos de
La réponse inattendue) ; (...) le mystère est quelque chose de
méconnaissable qui provoque de la joie, car nous ne sommes
pas dépaysés, nous sommes réveillés3.
Vu que l’image magrittienne fonde sa lisibilité imagée sur une
dialectique de type surréaliste faisant alterner le visible et l’invisible,
1
2
3
Cf. D. NASTA, Meaning in Film : Relevant Structures in Soundtrack and Narrative,
Berne, Peter Lang, 1991, p. 19-21.
In R. MAGRITTE, Écrits complets, édité par A. BLAVIER, Paris, Flammarion, 1992,
p. 108.
Cf. Document de l'I.N.A. extrait de l'émission Terre des Arts, 1966, Int. de MaxPol Fouchet.
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toute opération de substitution devient possible. A l’occasion d’une
conférence faite à Londres à la fin des années vingt, Magritte posait
déjà les jalons de sa philosophie visuelle :
Un mot peut remplacer une image. Une image peut remplacer
un mot. Un objet réel peut remplacer un mot... Il existe une
affinité secrète entre certaines images. Elle vaut également
pour les objets représentés par ces images... Il est possible
d’obtenir une image nouvelle qui résistera mieux à l’examen
du spectateur 1.
L’intention constante de rendre visible la pensée même de
l’existence des êtres et des choses est redevable à l’Italien De Chirico,
premier peintre à avoir osé mettre en doute l’identité familière du
monde. Les créatures sans visage, dépourvues de vue, aux corps
tronqués, errant dans des paysages désertifiés, évoquent une angoisse
métaphysique que l’on retrouve chez Magritte, mais aussi dans les
ensembles d’images définitoires de l’univers antonionien.
Toutefois, contrairement à De Chirico, Magritte se défie des
symbolisations psychanalytiques et préfère arborer une normalité de
type hyper-réaliste de la représentation. L’énigme, le mystère,
naissent du décalage entre une description fidèle de l’univers représenté et un titre métaphorique, voire allégorique, associé (on pourrait
presque dire “apposé”) à cet univers. C’est la relation incongrue entre
une image et un mot qui incite l’observateur à une interprétation
active.
A l’instar de Magritte, Breton n’admet pas la persistance d’un
regard passif : “J’affirme que l’œil n’est pas ouvert aussi longtemps
qu’il se limite au rôle passif d’un miroir”.2
Antonioni a toujours saisi, lors de ses témoignages sous forme
d’interviews ou à travers ses propres écrits, l’enjeu considérable de la
mise en images d’idées qui ne doivent pas nécessairement être
doublées de paroles ou de symboles visuels ouverts, facilement identifiables. Ce qui ressort avec évidence de ses propos, c’est précisément
cette volonté de faire participer le public activement à l’élaboration
d’un sens qui ne se donne pas à voir tout de suite, mais qui est bien là,
prêt à être découvert.
1
2
Cf. Écrits complets, op. cit., p. 360.
In I. HEDGES, Languages of revolt : Dada and surrealist literature and film,
Durham N.C., Duke University Press, 1983, p. 119.
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Dans un article publié en 1942, dans la revue italienne “Cinema”,
intitulé Suggestions de Hegel, il écrit :
Le cinéma est un art fondamentalement figuratif, et comme la
peinture, son moyen de représentation formelle est l’apparence
extérieure de la nature et des individus, à condition que celleci laisse deviner leur intérieurité1.
Vingt ans plus tard, lorsque sa trilogie filmique (L’Avventura, La
Notte, L’Eclisse) ébranle la critique et le public, Antonioni poursuit sa
réflexion, mettant l’accent sur la tension filmique créée entre les
éléments spatio-temporels et les images qui les engendrent :
Voir pour nous, c’est une nécessité. Pour un peintre aussi, le
problème est de voir. Ce qui a un sens aujourd’hui pour nous
ce sont les rapports spatiaux et temporels qu’entretiennent ces
éléments et la tension qui se forme entre eux 2.
Enfin, lors de la sortie de Professione Reporter, le cinéaste
insiste sur la préoccupation qui a toujours été au centre de sa création,
à savoir l’élaboration d’un sens nouveau, capable d’interpeller différemment le spectateur :
Il est clair que je dois regarder le monde d’un œil différent, je
dois chercher à le pénétrer par des sentiers non-battus, donc
tout changer pour moi, la matière narrative, les histoires, la
finalité des histoires, et il ne peut en être autrement si je veux
anticiper, tenter d’exprimer ce que je crois arriver (...) 3.
La thématique du transfert identitaire, qui opère en peinture
comme au cinéma, par dédoublements et substitutions, est au cœur de
la démarche créatrice du peintre et du cinéaste. Il ne s’agit toutefois
pas uniquement de prises de rôles limitées à la sphère humaine : la
nature, les objets, les ensembles architecturaux, peuvent également
faire l’objet d’un déplacement, d’une transformation.
1
2
3
Repris dans M. ANTONIONI, Écrits (vol. 4), 1936-1985, édité par G. TINAZZI, Rome,
Cinecittà Int., 1991, p. 171-177.
Cf. interview dans La Stampa, juin 1963. Repris dans M. ANTONIONI, Entretiens et
Inédits (vol. 5) 1950-1985, édité par G. TINAZZI et C. DI CARLO, Cinecittà, Rome,
1992.
Ibid. Inverview dans L’Europeo, déc. 1975.
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Pour Magritte et Antonioni le monde vu est multiple, pluriel, recomposable à l’infini. L’espace-temps démultiplié par les effets picturaux du surréaliste belge ou par les mouvements imprévisibles de la
caméra “voyageuse” du cinéaste italien (ce que les Anglo-saxons
appellent “the wandering camera”), se double d’une dimension allégorique, dont la portée métaphysique demeure parfois insaisissable.
Plusieurs toiles de Magritte, exécutées vers la fin des années
vingt, auraient pu servir d’embrayeur narratif au type de récit proposé
par Antonioni dans L’Avventura (1960).
Il s’agit notamment de La chambre du devin, qui traite de la
thématique de la disparition et des conséquences psychologiques d’un
tel phénomène : l’on y voit une silhouette en carton à l’avant-plan
d’une toile brisée dont le centre laisse apparaître une ombre semblable
à la silhouette.
Si nous nous arrêtons un instant sur la séquence d’ouverture de
L’Avventura, nous nous apercevons de la dimension non-naturelle des
scènes qui dégagent un sens double, aussi bien dans la visualisation
du transfert identitaire que dans les dialogues. Lorsque Anna
(Lea Massari) fait l’amour avec Sandro et qu’elle dit “qu’elle va mal”,
la construction en profondeur de champ et le surcadrage nous font
découvrir Claudia (Monica Vitti) à l’arrière-plan, en attente dans la
cour. Il y a donc à l’intérieur de l’espace réel un espace construit qui
produit un sens second, confirmé par après : Claudia remplacera
Anna, qui n’est plus satisfaite de son existence.
Dans Les traces vivantes, les composantes d’un paysage (arbre,
pierres, nuages) sont encerclées et définies par des mots correspondant à d’autres notions : sur l’arbre on peut lire notamment “femme
nue”. Il est difficile de ne pas songer, lors de la contemplation de ce
tableau de Magritte, à la scène de recherche sur l’île, après la disparition soudaine d’Anna, lorsque tout indice naturel ou objectuel marque
la trace du personnage absent.
De la même manière, La malédiction (1931) nous fait découvrir
un ciel envahi par des nuages menaçants, dépourvu de toute présence
humaine ou objectuelle. C’est le vide après la disparition, la porte
ouverte aux questionnements de toutes sortes : dans L’Avventura, un
ciel de plomb, délimité par le cadre filmique de manière analogue,
surplombe l’île et ses personnages à la dérive.
Avant la disparition d’Anna,le transfert d’identité est illustré par
une métaphore courante chez Antonioni : la prise de vue de dos qui
entraîne un rapport de similitude issu d’une grande complicité entre
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personnages. Le dialogue porte sur une blouse : “Laquelle tu mets ?”
demande Claudia.
Dans L’image parfaite, Magritte opère une variation sur ce que
sera plus tard La reproduction interdite : une femme au buste nu
regarde de dos un cadre vide.
L’anticipation du transfert identitaire s’opère aussi par l’élément
de la blouse échangée. En voyant Vitti porter la blouse de sa fille
disparue, le père d’Anna l’interpelle. Elle répond : “Oui, c’est à Anna.
Elle me l’avait donnée hier. Je ne voulais pas... mais je n’en avais pas
d’autre”. Le spectateur actif comprend, reconnaît l’intention de
l’auteur bien avant que soit détaillée l’histoire d’amour avec Sandro et
la nécessité de la disparition annoncée d’Anna.
Antonioni fait appel aux miroirs pour représenter le thème du
double sexuel : Claudia qui a déjà été identifiée à Anna par le don de
la blouse, essaye une perruque noire sous le regard indulgent de
Patrizia, qui elle-même prend une perruque blonde. Claudia observe
Patrizia de dos à travers le miroir, mais il y a un deuxième miroir à
deux panneaux. Patrizia pousse l’un des panneaux et semble effacer
Claudia. Mais Claudia ré-apparaît et Patrizia lui dit : “Tu as l’air de
quelqu’un d’autre”.
Une toile plus tardive de Magritte, Les liaisons dangereuses
(1936), nous montre une femme nue de profil à la chevelure
abondante, tenant entre ses mains un miroir qui occulte son corps
jusqu’aux hanches ; le miroir dévoile la partie du corps cachée par le
cadre, mais en position inverse.
Le choix de L’Eclisse (1962) trouve sa justification dans le
potentiel considérable d’espaces de substitution que le film met en
scène, tout en conservant une simplicité extrême dans l’évocation des
faits et des états psychologiques des personnages.
Après une séparation qui marque la tonalité du récit, Vittoria
(Monica Vitti) est confrontée au monde chaotique de la Bourse : la
rencontre avec un nouvel amour va se faire à l’intérieur d’un même
espace aux colonnes massives, qui écrasent l’individu.
Ce qui frappe en outre dans cette séquence, c’est son caractère de
matrice narrative, de synthèse annonciatrice de la suite des événements. Le spectateur averti saisit simultanément l’attrait réciproque
des deux protagonistes et leur véritable différence, que la séparation
finale ne peut que confirmer. D’autre part, Antonioni suggère par
l’évocation hyper-réaliste du monde de la Bourse, la nécessité de
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l’existence d’un autre univers. Ce dernier sera substitué par plusieurs
espaces extérieurs qui ne subiront aucune contrainte “matérielle” et
qui se videront peu à peu de la dynamique chaotique du mouvement
humain.
Le dépassement du visuel et du verbal par une métaphore qui
déclenche un raisonnement va se concrétiser dans L’Eclisse par les
espaces de substitution. La longue séquence finale repose sur deux
aspects essentiels.
Le premier relève de que Seymour Chatman définit comme étant
la stase, processus qui implique l’arrêt de tout phénomène et qui se
double ici de la relation “arrêtée” des personnages, malgré leur
promesse de se revoir –ce serait l’éclipse de leur relation1.
Antonioni reprend des endroits montrés précédemment dans le
film lors des rencontres entre les deux protagonistes. Le seau plein
d’eau se vide, le robinet s’arrête, les feuilles d’arbres ne bougent plus
et la géométrie des bâtiments devient oppressive. Le spectateur croit
que quelque chose de grave est arrivé ; ses craintes sont confirmées
par la toute dernière séquence où les réverbères du quartier s’allument
et une lampe aveuglante rappelle l’éclipse du soleil sur fond de bruit
musicalisé.
Peu avant, le cinéaste nous donne à lire de façon quasiostentatoire le journal qu’un homme est en train de parcourir. Il y a
deux titres : “Compétition atomique” et “La Paix est fragile”.
Le deuxième volet du final de L’Eclisse est peut-être celui qui
rend le fragment beaucoup moins abstrait. Ce volet marque à quel
point l’hypothèse atomique n’est qu’une possibilité, une hypothèse
narrative parmi d’autres. Il insiste toutefois sur un phénomène
beaucoup plus difficile à saisir métaphoriquement : la disparition, non
pas de l’ensemble de l’humanité mais du protagoniste de l’histoire.
L’on voit de dos une fille blonde descendre du bus ; la caméra la suit,
pour ensuite découvrir que ce n’est pas Vittoria. Les panoramiques
dans la rue révélant des personnages sans importance suggèrent un
rapport symbolique au sein duquel tout individu peut être associé à
une autre identité.
1
In S. CHATMAN, Antonioni or the Surface of the World, Berkeley, University of
California Press, 1985.
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Vittoria et Piero vont céder la place à un autre personnage, à une
autre histoire, et ainsi de suite, ad infinitum1.
Les similitudes entre l’univers à forte connotation métaphysique
de L’Eclisse et plusieurs toiles de Magritte abordant la même problématique sont troublantes. Comme avant lui De Chirico, Magritte
utilise la perspective de l’infini, le point de fuite et une forte
angularité du cadre pictural. Ce dernier est dépourvu de personnages,
mais “habité” par leur présence passée. Selon Magritte, “il s’agit
d’une nouvelle vision, où le spectateur retrouve son isolement et
entend le silence du monde”2.
Ainsi, dans Le village mental (1926), un coin de rue en perspective angulaire est délimité par une porte de maison d’un côté et par
une série de fenêtres de l’autre, alors qu’un rideau séparateur pendu à
un rail domine l’avant-plan du tableau. L’association, fût-elle
arbitraire, entre le titre et la toile, incite à l’élaboration de nombreux
présupposés narratifs.
Les Amants (dont il existe plusieurs versions) semblent, d’après
Magritte, “s’inspirer de plans cinématographiques” : on y voit deux
têtes rapprochées, occultées par des draps blancs ; les sujets scrutent
l’horizon, sur fond de paysage arboré. Ou bien, dans une autre
version, les visages masqués par les draps s’embrassent dans une
pièce aux plafonds visibles. L’intention de signification est claire, elle
repose sur une possibilité infinie d’attributions identitaires, mais aussi
sur la relativité de la notion de lien amoureux dans un monde aux
allures changeantes.
On songe à l’étreinte désespérée de Piero et Vittoria à la fin de
L’Eclisse, peu avant leur séparation finale.
Il importe de rapprocher le final de L’Eclisse et la signification
non-naturelle qui en découle, de Blow up (1967). Le point commun
partagé par les deux films, malgré les moyens différents mis en
œuvre, réside dans la capacité de recréation analogique suggérée par
Antonioni. Si disparition il y a, si cassure, séparation, brisure, échec
s’ensuivent, un nouveau sens apparaîtra selon de nouvelles conventions, codifiées de façon réaliste ou allégorique.
1
2
Voir à ce sujet mon analyse plus détaillée de L'Eclisse dans Meaning in Film,
op.cit., p. 132-144.
Cf. D. SYLVESTER (éd.), René Magritte, Catalogue raisonné, vol. I, Paris/Anvers,
Flammarion/Fonds Mercator, 1992.
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A travers Blow up, Antonioni détaille le côté “révélateur” du
dispositif photographique et suggère, par l’évidence de ce qui se
donne à voir, le caractère relatif de toute recherche de vérité. A partir
d’une réalité donnée, les pistes narratives se multiplient sans fournir
une réponse définitive.
Il est important de constater à quel point les réflexions de
Magritte sur la reproduction artistique d’un monde donné se
rapprochent de la pensée visuelle d’Antonioni, telle qu’elle se donne à
voir dans Blow up. Le peintre nous livre, dans ses Écrits, la clé de
l’élaboration de l’univers qui lui est propre :
Je finis par trouver dans l’apparence du monde réel lui-même
la même abstraction que dans les tableaux... je devins peu
certain de la profondeur des campagnes, très peu persuadé de
l’éloignement du bleu léger de l’horizon, l’expérience immédiate le situant simplement à la hauteur de mes yeux. Il me
fallait maintenant animer ce monde qui, même en mouvement,
n’avait aucune profondeur et avait perdu toute consistance1.
Dans Blow up le rapport entre deux personnages est remplacé, au
niveau narratif, par le rapport entre un personnage et la réalité
fragmentée par la pellicule photographique. La nature du transfert est
plus globale que dans les films précédents, car il s’agit, pour Thomas,
d’un passage volontaire de la réalité “sans profondeur” au monde
imaginaire des mimes simulateurs.
1
In Écrits complets, op. cit., p. 15.
LA REPRODUCTION INTERDITE
Michelangelo Antonioni, Blow up
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L’absence d’intrigue conventionnelle sert à renforcer la vision
morcelée qu’a Thomas de la réalité. Un montage de type disjonctif
permet à Antonioni de développer un récit (la découverte d’un fait
mystérieux par un photographe et la recherche de la solution à
l’énigme), tout en ouvrant des parenthèses de pure observation sociétale, sans incidence sur la suite des événements : le protagoniste
rencontre des vieux hères dans une usine désaffectée, prend beaucoup
de clichés de mannequins luxueux, achète une hélice géante chez un
antiquaire, etc. Ces parenthèses permettent au spectateur de se
remémorer l’expérience rétroactive de Thomas lorsqu’il est confronté
au décodage photographique d’un monde qu’il ne maîtrise pas.
Pendant que Thomas analyse la chronologie de l’événement qu’il
pense pouvoir déceler, le spectateur a droit à une double perception :
celle du personnage observateur et celle, plus globale, du cinéaste. Le
résultat de l’enquête photographique débouche, comme dans tout faux
policier conçu par Antonioni, sur un non-lieu. Le cadavre identifié sur
la photo est repéré dans le parc, pour ensuite disparaître sans laisser
de traces. A partir de cet instant il y a transfert allégorique de la
sphère du visible, dont Thomas s’avère insatisfait, à celle de l’invisible, reproductible à l’infini.
Grâce à la force du geste mimique, une véritable partie de tennis
s’engage entre une bande masquée de mimes et Thomas ; les
spectateurs entendent d’ailleurs les coups rythmés de la balle
invisible. A l’improviste, Thomas disparaît et on ne voit plus que la
pelouse verte ; Thomas devient le quatrième élément (cadavre, balle,
appareil photo) des objets qui apparaissent et disparaissent.
Pour l’exégète George Slover, l’épiphanie de la partie de tennis
est l’initiation de Thomas au mystère de son art. Le cadavre que seul
son appareil a créé n’est réel que sur pellicule : par le geste de la
disparition sur la pelouse, Antonioni nie l’existence de Thomas en
dehors du circuit de l’art, qui modèle la réalité à partir d’une simulation considérée comme réelle1.
1
Cf. G. SLOVER, “Blow up : média, message, mythe et fiction”, The Massachussetts
Review, n° 9, automne 1968, p. 753-770.
LA REPRODUCTION INTERDITE
René Magritte, La condition humaine
© Charly Herscovici c/o SABAM Belgium
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Lorsqu’il peint, en 1926, Le seuil de la forêt, où le milieu d’un
tronc d’arbre laisse apparaître un fragment de mur en brique, Magritte
s’explique :
Appeler «arbre» l’image d’un arbre est une erreur, une confusion sur la personne, puisque l’image d’un arbre n’est pas
assurément un arbre. L’image est séparée de ce qu’elle
montre1.
Le paysage isolé (1928) donne à voir un personnage de dos,
cadré jusqu’aux épaules, regardant au loin une maison sur une colline
entourée d’arbres. De sa bouche sort une vignette, qui équivaut à un
constat de refus de la convention picturale : “je ne vois rien autour du
paysage”.
Toutefois, c’est dans la conception de la célèbre Condition
humaine (1933) et de ses nombreuses variantes, que Magritte préfigure de la manière la plus évidente la problématique visuelle du
double sens orchestrée par Antonioni dans Blow up.
Le peintre semble fasciné par l’existence d’un même objet dans
deux espaces différents, à la fois dans le passé et dans le présent d’un
moment identique. Au sein d’une mise en scène typique du tableau
dans le tableau, la toile située devant la fenêtre d’une chambre
délimite le paysage extérieur par son propre cadre. “L’essentiel –
affirme Magritte dans une lettre à Breton de 1934– était de supprimer
la différence entre la vue qu’on a de l’intérieur et de l’extérieur d’une
chambre."
Ce que la mise en scène de La condition humaine interroge, c’est
précisément le processus de reproduction figurée du réel. Comme
dans Blow up, l’image construite relativise la coïncidence entre représentant et représenté.
La situation narrative de Professione Reporter (1975) repose
entièrement sur les conséquences du transfert identaire et offre un
exemple de forte lisibilité de la pensée antonionienne. Tout en étant
beaucoup plus explicite que dans les réalisations antérieures, la dynamique visuelle de substitution proposée par le cinéaste défie plus que
jamais toute norme représentationnelle.
Locke, le héros principal devenu effectivement un autre, imagine
pouvoir fonder sur cette substitution une nouvelle vie. Mais
1
Extrait d'une lettre de 1959 à A. Bosmans.
LA REPRODUCTION INTERDITE
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l’existence de l’autre ne lui appartient pas et il fait semblant de jouer
un rôle qui n’est pas le sien. Par conséquent, son drame se déroule
dans la perte de points de repère qui pourraient donner un sens à ses
actions.
Vu que Locke ne souhaite pas que sa véritable identité soit
révélée, son regard et ses pensées subjectives s’inscrivent dans une
dichotomie spatiale qui empêche tout conditionnement temporel. Le
flash-back devenu “glide-back” (glissement en arrière, selon la terminologie proposée par Seymour Chatman) permet à Antonioni de
montrer les deux hommes ensemble, et donc leur ressemblance
frappante de carrure et de traits. Ce procédé souligne la fragilité et la
relativité de la vie.
Antonioni privilégie une nouvelle fois le mystère d’une situation
“doppelgänglich”.
Le mystère de ce double est omniprésent dans la production
artistique de Magritte. Sa mise en image et “en texte” constitue une
exception, dans la mesure où, assez souvent, le titre du tableau
correspond à ce qui est montré. C’est le cas, notamment, de La
Décalcomanie et de La Reproduction interdite. Dans le premier, le
même personnage est montré dans la différence de son opacité et de
sa transparence. Le deuxième représente Edward Jones, amicollectionneur du peintre, placé devant un manteau de cheminée
surmonté d’un miroir : dans ce miroir apparaît la visibilité noninversée du reflet du personnage. Ce face à face qu’autorise le miroir
s’avère être un interdit, un territoire non-transgressable1.
C’est ce même interdit qui frappe, à un autre échelle, le héros
antonionien qui s’obstine à dire “My name is Robertson”. Sa nouvelle
identité dépend d’accessoires fragiles (moustache, agenda, lunettes) et
ne cesse pas d’être remise en question par ceux et celles qui l’ont
connu.
A la jeune fille qu’il rencontre sur son trajet odysséen, il
explique : “J’étais quelqu’un d’autre, mais je l’ai échangé”. Plus tard,
son parcours achevé dans la désillusion, c’est toujours à elle qu’il
raconte la parabole de l’aveugle qui, déçu par le monde qu’il voit
après avoir été guéri, se suicide.
L’homme démultiplié, copié, dé-calqué, se retrouve également
dans la longue série magrittienne du monsieur au chapeau-melon ;
1
Voir à ce sujet l'étude de R. JONGEN, René Magritte ou la pensée imagée de
l'invisible, Bruxelles, Facultés Universitaires Saint-Louis, 1994.
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cette thématique apparaît souvent en rapport avec la notion de
paysage et de voyage, comme nous l’indiquent les titres : Les grands
voyages, Le chemin de Damas ou encore Le chef-d’œuvre ou les
mystères de l’horizon. Ce qui semble intéresser aussi bien le peintre
que le cinéaste, c’est comment placer des personnages dans un
paysage en établissant plusieurs types de significations, plusieurs
catégories de questionnements.
C’est dans ce caractère illimité, réversible, polyphonique du
sens, que se trouve l’essence de la comparaison entre la narrativité
moderne antonionienne et le mystère imagé des tableaux de Magritte.